Le + du mag | Boire et manger la Loire pour questionner nos liens au vivant
Clément Martin
Dans ce bonus du magazine consacré au dehors, retrouvez une partie de notre enquête "Nous nourrir va-t-il nous ramener dehors ?" Nous avons rencontré Floriane Facchini, auteure, enquêteuse et metteuse en scène et Thomas Ferrand, ethnobotaniste, artiste et cueilleur, qui se retrouvent autour du projet "Ce que nous dit l'eau".
"Dehors pour ouvrir notre altérité et ingérer un territoire"
Des artistes proposent de boire et manger la Loire pour questionner nos liens au vivant. C’est la performance « Ce que nous dit l’eau ». Rencontre avec Floriane Facchini, auteure, enquêteuse et metteuse en scène.
« Dehors, LE mot qui me fait vibrer depuis de nombreuses années. Ce mot est l’objet de mes recherches non seulement en lien avec la vie urbaine - comment faire société en ville - mais aussi comment le faire avec les vivants. La connexion avec les vivants est devenue la base de mes processus de recherche. Je collabore avec des botanistes, des chefs, des performeur.meuse.s et des chercheurs.euses experts de savoirs ancestraux dans toutes les créations, les performances que je réalise.
Par l’acte de manger, je vise à plonger la communauté dans une expérience phénoménologique. Manger et boire peuvent questionner fondamentalement notre lien aux vivants. Ce que nous dit l’eau : une performance artistique de territoire et de nos attachements à l’eau.
"Se reconnecter au territoire et à la rivière par le biais d'une cuisine inventive et généreuse"
Enquêter sur le territoire, puis boire un coucher de soleil de rivière et manger les légumes locaux cuisinés avec des pratiques ancestrales autour d’un rituel culinaire. Ainsi se compose la partition de Cucine(s) et de Ce que nous dit l’eau. Ces expériences ont été conduites tant le long de la Loire que dans les vignes à Genève ou sur le Rhône et ses affluents.
Cette création invite le public à goûter des produits du terroir d’une manière inédite, des préparations qui valorisent l’eau ou la rivière comme par exemple le silure avec une sauce au mélilot sauvage et au garum. Tous ces éléments participent à se reconnecter au territoire et à la rivière, par le biais d’une cuisine inventive et généreuse. A l’idée de déguster des saveurs inédites et des mets topiques, s’ajoute celle poétique d’ingérer des images, sensations et lumières propres à chacune des entités d'eaux rencontrées : boire un coucher de soleil du Rhône ou une boisson composée de rosée d’un matin brumeux sur la Loire. Créer une boisson qui incarne le coucher de soleil de la rivière se distingue d’une dégustation bourgeoise : on cherche les plantes d’ici, on crée une recette et on liste aussi les mauvais ingrédients (comme les pesticides et les micro-plastiques).
Nous aimons croire que ces expériences hybrides, au carrefour du culinaire et du regard artistique porté sur un paysage, participeront à l’émergence collective d’attachements sensibles aux entités de l’eau qu’elles soient rivières, fleuves, nappes phréatiques, mers ou autres.
Par le partage de ces aliments et boissons créés à partir des vivants qui nous entourent, on ingère le territoire, on le digère et on en partage les blessures. Notre trajet est commun. »
Clément Martin
Cueillir pour lire le paysage et ouvrir notre altérité
Thomas Ferrand est ethnobotaniste, artiste et cueilleur. Il participe au projet.
"J’emmène généralement le public dans des balades botaniques pour découvrir les plantes sauvages comestibles, toxiques et médicinales. En étudiant le végétal, on touche à toutes les activités humaines : des sciences dures comme la biologie, la chimie, autant que l’alimentation, la philosophie, l’anthropologie et même la construction. Nous avons oublié que le végétal est primordial car nous sommes devenus hors-sol. J’invite mon public à rencontrer les plantes qui sont à l’entrée de nos maisons, à la sortie de notre garage. Là vivent des herbacées extra-ordinaires, certaines sentent même l’ananas, l’amande amère, le clou de girofle ou la fève de Tonka. Il y a toute une nouvelle histoire des épices et des aromatiques à écrire aujourd’hui avec ce qu’on a longtemps appelé les mauvaises herbes !
Cette démarche de rencontre du végétal qui nous côtoie est une réponse aux angoisses contemporaines parce que je propose une grille de lecture du paysage pour chacun d’entre nous. Notre angoisse - je le crois - vient de notre ignorance de ce qui nous entoure.
"Une relation, une attention particulière avec notre altérité végétale"
Floriane Facchini m’a invité à travailler avec elle sur son projet Ce que nous dit l’eau. Elle m’a demandé de coupler mes grilles de lecture avec l’élaboration d’une boisson liée au contexte d’un lieu, liée à un fleuve ou à un cours d’eau. Les ripisylves (forêts de bord de rivière) sont des milieux idéaux pour cela. J’ai créé pour Floriane des boissons à base de fermentation de feuilles de frêne, de reine-des-prés, d’angélique sylvestre, etc. A chaque fois le public est totalement conquis. Parce qu’il regarde son propre paysage différemment, en le dégustant ! Je crois que c’est un excellent moyen de renouer avec son environnement et de le protéger.
Davi Kopenawa, chef chaman écologiste humaniste, de la tribu des Yanomamis en Amérique du Sud, souligne que les occidentaux n’ont cessé de développer des moyens de communication de plus en plus performants, mais qu’ils ne savent plus communiquer qu’avec eux-mêmes. Au-delà de cueillir pour manger, cette démarche permet de développer l’altérité, c’est-à-dire de rencontrer d’autres vivants. Je ne le dis pas à mon public, mais c’est probablement la trace la plus marquante de l’expérience qu’ils vivent. Une relation, une attention particulière avec notre altérité végétale."